Elle nétait pas Anglaise et il nétait
pas cinq heures ; pourtant elle décida que ce serait lheure
du thé. Contrairement au café, le thé est une boisson
délicieuse et noble, qui évoque des heures heureuses dans
un confort serein. Elle navait jamais aimé le café,
ce sombre breuvage, ce noir compagnon des moments tristes
Le café,
cest cette minuscule tasse quon vide dans le petit matin
brumeux et blafard, sur le zinc froid dun bar enfumé de
banlieue, avant daller à lusine. Le serveur est mal
rasé, il y a de la buée qui dégouline sur les vitres
sales, comme pour cacher les pavés mouillés de la rue
grise et les murs lépreux des entrepôts. Les copines ne
sont pas encore arrivées, ou bien elles ne sont pas complètement
réveillées. Elles ont encore devant les yeux des voiles
pesants, comme des lambeaux sombres de la nuit à peine achevée,
une nuit comme les autres, qui na apporté ni repos ni plaisir
Elles sont appuyées au bar, comme on se cramponne à un
rêve, pour rien, juste comme ça
On sait bien que
cest illusoire, mais on fait semblant dy croire, à
ses rêves, à un nouveau soleil, comme quand on sort les
poubelles dun geste machinal tous les matins ; et si la vie allait
séclairer enfin, aujourdhui, dune lumière
nouvelle, une lumière qui serait dautant plus éblouissante
que, depuis longtemps déjà, on ne lattend même
plus ?
Et tous les matins, cest pareil : accoudé
au comptoir, résigné mais plein despoir, on vide
sa petite tasse de café, avant de retrouver latelier où
ça sent la peinture et le trichlo, au milieu du bruit cliquetant
des machines, sous lil retors du contremaître, plus
salaud encore que le patron
On tapote du bout des doigts le métal
gris du zinc, et on se dit quon prendrait bien un croissant, pour
une fois, mais on calcule dans sa tête et on se dit que cest
trop cher
Des fois, même, on va jusquà ouvrir
son porte-monnaie, on farfouille au milieu des pièces, on les
entend qui sentrechoquent
on est bien près de succomber,
on évalue, mais non, il ny en a pas assez
Surtout
quil faudra aussi acheter les cigarettes tout-à lheure
Alors on referme le porte-monnaie, on se contente de humer longuement
les effluves de beurre et de levure des croissants tièdes, et
on vide sa tasse dune seule lampée, en suçant le
sucre qui était resté dans le fond, mal touillé,
comme toujours. On ne regarde jamais sa montre, pas la peine, on sait
bien quil est lheure daller pointer. On met quelques
pièces sur le comptoir, on pousse la porte, et on reçoit
dehors la gifle glacée de laube
Elle navait jamais aimé le café
Le café
cest comme les gens ; de loin, cest agréable, ça
sent bon, ça se hume et ça fait envie, mais dès
quon y goûte, cest la noirceur qui simpose,
ça laisse aux lèvres une profonde amertume et au cur
une aigre déception. Et puis le café a une drôle
de légende ; on dit que, lorsquil a fini de passer, on
peut voir le futur dans le marc qui reste au fond ; il faut se concentrer
bien sûr, être patient, entrer en soi-même
Alors,
on peut lire son avenir
Elle avait essayé un jour, chez
une copine
Elle sétait penchée longuement
au-dessus du filtre, elle avait ouvert les yeux en grand, elle avait
observé, scruté tous ces grains agglomérés
encore fumants
Mais elle navait rien vu, rien que du noir
Elle sétait dit alors que la légende était
fondée, on voyait vraiment lavenir dans le marc du café
; la preuve, elle avait vu tout noir, comme sa vie de tous les jours,
comme sa vie était devenue depuis bien des années, et
comme il en serait toujours ainsi, désormais, sans que rien ne
change jamais, elle le savait bien
Cest vraiment triste,
le café
Le thé cest autre chose, ça ne se boit pas à
toute vitesse, en catimini, dans un bar crasseux environné de
hangars et dusines ; le thé, on le déguste lentement,
on le savoure en prenant tout son temps, dans des salons, bien au chaud,
au milieu de lacajou ou du bois de rose, avec des petits gâteaux
secs, dans une ambiance douce et feutrée, à petites gorgées
délicates. Voilà pourquoi maintenant, elle allait se préparer
un thé ; elle était seule chez elle. Dans la maison silencieuse,
on entendait seulement le tic-tac régulier de lhorloge
comtoise, qui battait dune vie mécanique, soulignant avec
une ironie impavide les minutes cruelles de ce temps inéluctable
qui senfuit
Elle se rappela une phrase que quelquun
avait prononcée un jour devant elle avec emphase, lair
important et pénétré ; il avait dit quelque chose
comme : « Le temps sen va, sans retour ». Et pour
bien étaler sa culture, il avait ajouté que cétait
de Virgile, un poète latin. Elle navait rien dit ; elle
ne connaissait pas Virgile ; mais elle sétait dit quil
ny avait vraiment pas de quoi gloser sur cette phrase en prenant
un air supérieur ; elle aussi, elle trouvait que le temps avait
passé vite, et quelle avait manqué plein doccasions
Pas besoin de sappeler Virgile pour ça ; mais elle, personne
ne se préoccupait de savoir ce quelle pensait ; pire même,
tout le monde sen foutait !
Elle avait sorti la théière
de porcelaine anglaise ; le bec verseur et lanse étaient
décorés de minces filets dor sur fond blanc, de
même que le couvercle pointu en forme de chapeau chinois. Sur
les flancs bombés, de petits bouquets multicolores égrenaient
les saisons, en grappes tendres aux nuances daquarelle : du muguet,
des anémones, des roses, des marguerites, des dahlias, du houx
Fleurs de printemps, pétales dété, corolles
flamboyantes dautomne, baies rouges dhiver
Le regard
parcourait sur la porcelaine les quatre saisons de lannée,
à limage des saisons de la vie
La théière
aussi, à sa façon, comme Virgile, disait que le temps
passe
On dira ce quon voudra, mais une cafetière,
ce nest jamais décoré comme ça !
Dans
le tiroir de chêne ciré qui sentait lencaustique
et les miettes de pain rassis, elle prit le petit uf métallique,
louvrit, et y versa plusieurs cuillerées de son thé
favori, lEarl Grey, dont les feuilles de Darjeeling sont imprégnées
du parfum entêtant de la bergamote, qui lui rappelait lodeur
des bonbons acidulés que son grand-père lui donnait, autrefois,
quand elle était toute petite... Dans la maison silencieuse,
on entendit soudain un petit bruit ; dabord à peine audible,
il se transforma en une sorte de murmure, puis en un chuintement familier
: cétait leau qui chauffait lentement dans la casserole
quelle avait posée sur le gaz, à feu doux ; elle
aurait pu allumer un feu plus vif, mais à quoi bon ? Lusine,
cétait fini pour aujourdhui, et rien ne la pressait
; dailleurs elle était seule chez elle, comme tous les
soirs
Les enfants avaient grandi, et puis ils étaient partis,
bien loin, en province, elle ne les voyait plus guère
Le
mari aussi était parti, depuis deux ans déjà, avec
une autre
Elle le comprenait un peu, dailleurs ; elle avait
vieilli, des rides maintenant la creusaient ; lautre était
jeune et belle, comme elle lavait été, elle aussi,
trente ans plus tôt
Mais ce qui lui faisait le plus de peine,
cest que jamais, depuis son départ, il ne sétait
manifesté : pas un appel, pas une lettre, pas un mot, rien, cest
comme sil avait effacé dun coup plus de trente ans
de vie commune
Plus rien
Comme sil lavait enterrée
vivante, comme si elle nexistait plus pour lui ; cest bizarre,
la vie
Même le chat nétait plus là,
il était parti lui aussi, mort de vieillesse subitement, un soir,
tombant brusquement sur le côté, et puis ne bougeant plus,
les pattes allongées et les yeux ouverts
Il avait dix-neuf
ans, un bel âge pour un chat
Elle remuait tous ces souvenirs,
le temps que leau arrive à ébullition ; cest
pour ça quelle avait mis un tout petit feu, pour avoir
le temps, pour se souvenir
Leau était maintenant
frémissante ; pour faire un bon thé, leau ne doit
jamais bouillir ; elle ferma le gaz, puis, lentement, avec application,
elle versa leau dans la théière ; les feuilles sombres
se gonflèrent sous le liquide brûlant, exhalant leur parfum
à travers les petits trous de luf métallique,
diffusant leur arôme dans leau de la théière
qui brunissait peu à peu
La préparation du thé,
cétait comme une petite fête quelle avait organisée
ce soir, rien que pour elle ; elle avait sorti le plateau dargent
ciselé, la grande tasse fleurie assortie à la théière,
et même le sucrier aussi, ça faisait un bel ensemble posé
devant elle, sur la table de la cuisine quelle avait recouverte
dune jolie nappe brodée
Il faut faire un beau décor
pour apprécier le thé
Quelques minutes sétaient
encore écoulées
Les senteurs fines du thé
de Darjeeling aux longues feuilles des hauts plateaux de lHimalaya
se mêlaient maintenant au parfum tenace de la bergamote. Le thé
était prêt ; elle inclina doucement la théière,
se servit une grande tasse, bien pleine ; dhabitude, elle le buvait
très chaud, à toutes petites gorgées, en soufflant
dessus pour ne pas se brûler ; mais ce soir elle ferait autrement
; le plaisir du thé nest jamais monotone, on peut le varier
à linfini, dans le choix des feuilles comme dans la façon
de le boire
Alors ce soir-là, elle le laissa dabord
refroidir un peu. La pendule sonna lheure
Quelle heure ?
Elle naurait pas su le dire, elle navait pas compté,
car ça navait aucune importance. Cétait seulement
lheure du thé, lheure exquise, voilà tout.
Alors, elle prit la tasse à deux mains, et ne sattarda
pas à ses petites gorgées coutumières ; elle se
demanda si, cette fois, elle pourrait la vider dun seul coup ou
presque ; elle but à grands traits, avec application, ne sinterrompant
parfois que pour déglutir
Ce nétait pas facile
; une grande gorgée, puis une autre, une autre encore, sans prendre
même le temps de respirer
Quand elle reposa sa grande tasse,
vide, elle comprit quelle avait réussi : jamais elle naurait
pu faire ça avec une minuscule petite tasse de café !
Alors, esquissant enfin un sourire apaisé, elle sallongea
et ferma doucement les yeux : elle avait avalé les 160 comprimés
de barbitadiol
Robert Lasnier
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